Avant projet scénographique du Pont du Gard 3
A proximité du gué, toujours rive droite, là où la rivière se resserre face aux anciennes carrières, un bel abri de bois coloré borde un vaste plancher ouvert. La guinguette ! C'est l'un des fleurons du village éphémère, son totem joyeux. Le lieu où, en fin de journée, aux heures fraîches, on se retrouve pour écouter de la musique, pour danser, pour se détendre. Avec, en point de mire, plus beau encore à contre-jour, la volée d'arches de l'aqueduc.
La guinguette, ici, n'est pas un lieu branché, ou caricature de « bal popu ». Elle coule de source, s'impose comme une évidence, et renvoie à ces nombreux lieux festifs qui bordaient les rives du Gardon jusque dans les Cévennes et dont la plupart ont été emportées par les dernières crues. C'est un lieu de « guinche », un lieu de confluence des générations, des classes sociales, et qui exhibe ses nostalgies avec discrétion. Elle se souvient des airs d'autrefois, elle est aussi à l'écoute des musiques du temps. Elle est une sorte de chambre d'écho musicale du pont du Gard.
Pour ceux que ces ambiances festives lassent vite (la foule des danseurs, la musique endiablée), ou autres esthètes de la contemplation langoureuse, il suffit de franchir le gué sur un pont de bambous et de cordages tressés, pont suspendu (au ras de l'eau !) garanti anti-vertige. Sur l'autre rive, un bar en plein air comme on les a rêvé. Et encore, même en rêve. Des coins et des recoins tendus d'étoffe, de tentures, tapis douillets à même le sol, des fauteuils profonds, souples, spacieux, où on s'affale en soupirant, aux confins de l'extase. Voilà, on est presque au bout du voyage, au bout du hameau modeste et magique, on se dit qu'il est temps de récupérer quelques forces, de somnoler à demi, ou de se glisser en douce de l'autre côté du miroir.
Brusque retour au réel. Réveil en fanfare. Un garçon en grande tenue vient de surgir dans la lumière et vous tend la carte maison. Sodas, jus de fruits, boissons diverses, et, surtout, une superbe collection de vins du sud. Côtes-du-Rhône, vins du Duché d'Uzès, Costières de Nîmes, Coteaux du Languedoc. Un festival, une noria de vins. Alors, comment choisir ? Le garçon voudrait bien vous guider, vous conseiller. Peut-être deux doigts du Domaine Chabrier, ou alors le côte-du-rhône générique de la cave d'Estézargues ? Non, non, excusez-moi, jeune homme, plutôt un zeste de Château d'Or et de Gueules, en hommage à Diane, et pour célébrer la beauté du pont au crépuscule.
On avait remarqué quelques bulles translucides posées ici ou là à la lisière des arbres, des sortes d'igloos diaphanes, un peu étranges, fermés durant tout le jour et surmontés d'un panneau discret : « Nuit d'étoiles ». La nuit est bien là, les étoiles aussi, et la guinguette resplendit comme un navire pris dans le roulis. Il y avait donc une vie après la tombée du jour ? Les bulles s'éclairent, des ombres chinoises s'y déplacent. Ce sont des hôtels d'une seule nuit, pas plus, des alvéoles pour un couple et deux enfants, au maximum, qui, une fois les rideaux opaques tirés à l'intérieur du cercle transparent, se retrouvent yeux dans les étoiles. C'est le dernier cadeau du pont à ses hôtes, le privilège des privilèges (et pour un prix accessible à tous). S'endormir sous le ciel, bercé par les derniers échos de la guinguette, et se réveiller au point du jour, à deux pas du grand aqueduc. Seul, dans le silence. Dans la beauté.
Désert, figé dans la lumière naissante, le village éphémère est muet. Fin de partie. Le mirage se défait. Il faut partir, céder la place à d'autres passants, d'autres curieux qui ne se doutent de rien.
Texte de Jacques Maigne pour l'APS du Pont du Gard
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